Suzanne, comme toute la grande famille de l’art contemporain l’appelle, c’est plus de 40 ans de carrière, incontournable et respectée pour ses choix et son engagement, elle pratique son métier avec passion et éthique. Impossible de lui résister, pour notre plus grand BONHEUR.
1/ Plus de 40 ans de carrière, comment êtes-vous devenue galeriste ? Ou encore comment est née votre passion pour l’art ?
Ça a commencé très tôt. Mes parents ne s’intéressaient pas à l’art, mais je me souviens que chez ma grand-mère maternelle, je me mettais à genoux sur une chaise pour regarder avec délice une reproduction d’une nature-morte hollandaise. Je devais avoir 8 ans.
Puis à 11 ans, à l’école pour la remise des prix de fin d’année on m’a offert 3 petit livres : le premier sur Kirchner, le second sur Jérôme Bosch et le 3ème sur Munch. Je les ai beaucoup regardés le soir dans mon lit. Plus tard, pendant les cours d’histoire donnés pas un prof sans histoires, je passais mon temps à regarder les tableaux, les sculptures, les objets, dans mon livre d’Histoire qui lui avait une histoire. La peinture m’a toujours passionnée, la photo est venue plus tardivement.
A 18 ans, après un terrible accident de voiture avec mon père, où j’ai failli perdre la vue, ma vie a basculé. De ce flirt avec la mort, marquée dans ma chair, la vie devient autre chose.
Un cadeau, un miracle, une odeur, un regard, conscience exacerbée de la moindre sensation. Remise sur pied, je n’ai pas résisté à l’envie de peindre. J’ai connu la joie de la création, mais surtout le désenchantement de l’amateurisme. J’ai alors compris que cette énergie, cet enthousiasme qui coulait dans mes veines, je devais les mettre au service de l’art.
C’était ma vie, mon tao : j’allais ouvrir une galerie.
J’avais 29 ans, le vendredi 13 mai 1978 j’ai ouvert ma première galerie à Barbizon situé à 50 km de Paris, célèbre village des peintures de l’École de Barbizon (Corot, Millet, Theodore Rousseau …). A cette époque ce bel endroit attirait chaque week-end le tout Paris, bourgeois, banquiers, acteurs, chanteurs, écrivains, producteurs de film, couples illégitimes qui fréquentaient un hôtel de charme aux histoires parfois sulfureuses mais qui accueillait le monde entier, parmi lesquels d’importants collectionneurs.
2/ J’ai l’impression que vous mettez un certain temps à choisir vos artistes, dans le sens où vous êtes très exigeante sur la qualité de leur travail, et qu’il y a comme une longue période d’observation, mais qu’ensuite c’est pour la vie, ou presque, alors comment les choisissez-vous ? Que recherchez-vous dans leur travail et dans la relation très forte que vous tissez ?
Il y a plusieurs manières de choisir. C’est parfois des rencontres qui deviennent des évidences réciproques, dans ce cas c’est génial ; comme avec Juergen Teller ou Boris Mikhaïlov. Il faut être en veille et en éveil, être curieux de tout ce qui se passe dans le monde, la radio, la télé, les magazines, les nouvelles technologies…
Quand je commence à travailler avec un artiste, c’est une grande aventure. On espère pour la vie, mais les routes sont parfois accidentées ! Je me sens extrêmement responsable dans mes engagements vis-à-vis de mes artistes et de mes collectionneurs.
C’est un véritable accompagnement, j’essaie d’être juste, attentive et bienveillante, encore plus avec les jeunes. Il peut en naître de grandes amitiés, mais dans le regard sur le travail, il est bon de garder la tête froide et de rester professionnelle, tout en respectant la sensibilité de chacun. Ce n’est pas toujours facile, mais passionnant.
3/ Êtes-vous attentive aux modes et aux tendances, allez-vous être influencée par l’air du temps dans le recrutement de vos artistes ?
Je suis de moins en moins attentive aux modes et aux tendances. Une galerie doit être curieuse des autres, mais le temps, et la connaissance, font prendre du recul. Il faut être attentif à ce vers quoi nous avons envie d’aller, attentif à ses désirs. Et ne surtout pas tenir compte des modes. Par exemple j’ai toujours défendu la peinture parce que c’est pour moi fondamental, même à une période où on en voyait très peu.
Les expressions artistiques fortes sont des identités sans mode, c’est pour cela qu’elles traversent le temps. Ce qui prime c’est la personnalité, la qualité, l’humilité, la créativité et travail. Les artistes qui cherchent à plaire se sont déjà perdus avant de se trouver.
4/ Les artistes allemands occupent une grande place dans votre galerie, et certainement dans votre cœur, je pense à Juergen Teller, Georg Baselitz, Jörg Immendorff, Jürgen Klauke, et bien sûr Markus Lüpertz … Dites-nous pourquoi ?
Dans ma vie j’ai toujours gardé un pied dans le passé, l’autre dans l’avenir. Pour soutenir les jeunes artistes, il faut s’entourer de valeurs sures, comme l’a fait le grand marchand Daniel Wildenstein.
Un beau soir, j’allume la télé et je vois un documentaire, un peintre dans son atelier, vêtu d’une chemise à carreaux noir et blanc. Il présente ses tableaux et je suis fascinée. Il parle en allemand et je ne comprends rien. Mais qui est cet artiste ? Le journaliste prononce son nom : Georg Baselitz, que je recopie fiévreusement. C’était en 1987 et c’était le premier film sur Baselitz réalisé par Heinz Peter Schwerfel dans son atelier au château de Derneburg. Le coup de foudre. En 1990 a lieu sa première rétrospective au musée Sainte Croix des Sables d’Olonne Je quitterai le musée avec les gardiens à la fermeture avec une seule idée en tête : rencontrer l’artiste.
Après la chute du mur en 1989, j’ai commencé à voyager à Berlin, Düsseldorf, Munich, Cologne, Leipzig et Vienne, j’étais d’ailleurs une des premières galeristes à me rendre à Leipzig, mais c’est une autre histoire. Puis j’ai fait des rencontres au Paris Bar à Berlin, qui était le creuset de la vie culturelle berlinoise. J’ai visité des ateliers de jeunes artistes, des galeries, il y avait une telle énergie ! J’ai assisté à la reconstruction de Berlin. Je me sens très proche des expressionnistes allemands, de leur langage, de leur anticonformisme. Ces artistes ont dû se battre pour garder leur authenticité, c’est de là que venait le titre de l’exposition collective « Insoumises Expressions ». Ce sont de très grands artistes qui font maintenant partie de l’histoire de l’art.
5/ Quelles sont les qualités pour être une bonne galeriste ?
Ce n’est pas à moi de répondre à cette question, peut-être qu’il faut la poser aux artistes et aux collectionneurs !
6/ Vous savez vous entourer, votre équipe est formidable, de quelle façon êtes-vous unis ?
Mon équipe est ma moitié. J’ai beaucoup de chance, mais il n’y a pas de hasard, Nous nous sommes tous bien trouvés, Véo, Alice et Julien. Nous sommes une petite structure, de 4 personnes, et je refuse la hiérarchie. J’essaie de faire en sorte que chacun se sente bien à sa place de manière à exploiter le meilleur de ses capacités, tout en partageant et en respectant le poste de l’autre. Je mets l’accent sur le travail, la bienveillance, le respect, la joie de vivre, le droit à la parole, c’est tellement plus productif ! Sachant que nous vivons ensemble une grande partie de notre vie de tous les jours, être bien c’est capital, c’est le secret d’un bon fonctionnement. Cette période de confinement nous a davantage rapprochés, décidés à se battre et à être positifs. Ce qui est très important, c’est l’échange. Entre nous, avec les artistes, les collectionneurs, c’est ce qui produit l’énergie qui fait vivre « la maison ».
Cette alchimie « d’être ensemble », que l’on essaie de communiquer à tous, nourrit l’atmosphère de la galerie autant que la qualité des œuvres présentées. Le plaisir de partager sa passion c’est déjà un grand bonheur dans la vie.
7/ Comment faites-vous pour rendre vos artistes plus visibles ?
Les artistes sont toujours plus visibles quand ils sont défendus par une galerie qui croit en eux. La sincérité triomphe toujours.
Toutes les galeries essaient de rendre leurs artistes plus visibles, c’est le propre de la galerie, chacune à sa manière.
Pour moi, les éditions sont un excellent support, j’essaie de faire au moins un catalogue par artiste. J’y attache énormément d’importance.
On travaille également beaucoup avec la presse, je trouve que la presse artistique française est assez foisonnante, nous avons beaucoup de chance.
Nous venons aussi de mettre en place une « viewing room » qui permet de toucher les collectionneurs qui n’ont pas accès à la galerie.
En revanche, rien ne peut remplacer le contact avec l’œuvre et avec l’exposition. Je travaille beaucoup avec les artistes sur la sélection dans l’atelier et sur la scénographie. La galerie permet de faire de vrais accrochages qui facilitent la compréhension des œuvres, et en plus j’adore ça.
Bien sûr, les foires internationales sont très importantes, mais le cœur qui doit continuer à battre c’est la galerie.
8/ Vous possédez deux espaces d’exposition, un dans le Marais, un autre dans le 19ème arrondissement de Paris, quelle est leur différence, avez-vous, comme certains de vos confrères/consœurs déjà envisagé ouvrir un espace à l’étranger ?
Le LOFT 19 a été conçu à la fois comme un espace d’exposition, une résidence pour les artistes et mon lieu de vie. Je rêvais d’un espace comme celui-là. Ma rencontre avec l’architecte Adrien Garder a été décisive. La galerie du Marais, j’y suis tous les jours. J’ai besoin d’être dans l’exposition et de gérer les accrochages pour que mon métier et que ma vie de galeriste ait du sens. Je serais très malheureuse s’il fallait prendre l’avion toutes les semaines ! J’admire beaucoup mes consœurs et mes confrères qui ont l’énergie de s’occuper de plusieurs galeries.
9/ Tous les collectionneurs n’achètent pas de l’art par passion, mais restent motivés par leur envie de se différencier socialement, et ont aussi tendance à vouloir spéculer, comment conseillez-vous, voire éduquez-vous vos collectionneurs ?
Les collectionneurs qui cherchent à spéculer et qui achètent sans passion, je pense sincèrement que j’en ai très, très peu, ou alors ils cachent bien leur jeu ! Je ne triche absolument pas. Il ne faut jamais acheter un jeune artiste en pensant qu’on le revendra le double plus tard. Il faut acheter parce qu’on aime.
En revanche la conversation que nous avons est formidable, c’est passionnant de voir les parcours de collectionneurs, l’évolution de leur goûts et leur aventure personnelle. Parfois on les emmène plus loin, vers des œuvres qu’ils ne pensaient pas acquérir. La nature humaine est pleine de surprises. Une collectionneuse que j’aime beaucoup m’a dit qu’elle détestait Boris Mikhaïlov et qu’elle n’en achèterait jamais. Elle en a 6 aujourd’hui ! Je lui avais dit à l’époque « Il ne faut jamais dire Fontaine, je ne boirai jamais de ton eau ». On en rit beaucoup aujourd’hui.
10/ Dans un contexte de globalisation mais aussi d’intensification des développements technologique liés à la digitalisation des ventes d’art en ligne, la galerie doit elle se réinventer ?
Il faut se réinventer tous les jours, toute sa vie. Au-delà de la question de la globalisation, il faut aussi prendre conscience que les collectionneurs locaux sont là et qu’ils sont fidèles. Nous avons évidemment perfectionné nos outils numériques mais je pense que rien ne remplace le contact direct avec les œuvres, et le contact réel entre la galerie et le collectionneur. D’ailleurs je suis toujours au téléphone, j’ai besoin qu’on se parle en vrai.
11/ Pour vous, qu’est-ce qu’une œuvre de qualité ?
C’est une œuvre qui est habitée.
12/ Selon vous, pourquoi l’art est-il important dans nos vies ?
C’est la projection de nous-mêmes, de nos vies. Il y a de l’art dès le début de l’humanité et c’est ce qui restera après nous.
13/ Notre Ministre de la Culture est comme vous une femme passionnée, lorsqu’elle vous rendra visite, qu’aurez-vous envie de lui dire ?
Qu’elle a beaucoup de travail sur la planche (à dessin) !
MERCI A VOUS SUZANNE POUR CE LONG ET SI PASSIONNANT ENTRETIEN !
Prochaine Exposition à la Galerie Suzanne Tarasieve – 7, Rue Pastourelle – 75003
ALIN BOZBICIU – “C’est en touchant les plumes d’un oiseau que je trouve la manière de peindre la peau des humains”.
05 septembre – 10 octobre 2020