Quelles sont vos influences ?
Je travaille souvent à partir de livres, en mélangeant des textes de fiction avec des recherches académiques.
En général au début de chaque nouveau projet j’essaye d’établir un corpus de textes qui me permet d’avoir une vision englobante du sujet qui m’intéresse.
Aussi, et parce que je retravaille souvent à partir d’archétypes historiques, j’essaye pour m’inspirer de regarder les sculptures déjà existantes qui concernent le ou les personnages que j’aborde, en essayant à nouveau d’avoir une vision englobante et trans-historique.
J’ai une affection particulière pour la scène queer du début du 20ème siècle, fin du 19ème, je m’inspire aussi beaucoup de films qui essayent de représenter et garder la mémoire des rites paganistes, par exemple Panda’s Fen ou The Wicker Man.
Dans les costumes de mes personnages, je regarde beaucoup d’adaptation de contes de fées, souvent assez kitsch (Peau d’Âne, Le songe d’une nuit d’été…), et de grandes comédies musicales hollywoodienne (Ziegfeld Follies). De la même manière que pour les sculptures, j’essaye de regarder toutes les différentes adaptations d’une même histoire, pour les comparer entre elles et prendre mes propres décisions. Beaucoup de mon travail prend la forme de collage de références et de bribes d’images, processus que j’utilise comme métaphore pour parler de la construction des identités queer.
En ce moment je suis en train de travailler pour la foire de Liste (Bâle) sur une sculpture monumentale de Pierrot et Harlequin en conducteur de chariot-charrue tiré par des chats à visages humains, intitulée “Le Mariage de Pierrot et Harlequin”. J’ai pris comme point de départ le livre de Martin Burgess Green “The Triumph of Pierrot” qui, entre beaucoup d’autres choses, liste différentes itérations et influences du trio Harlequin-Pierrot-Columbine dans les scènes artistiques du début du 20ème siècle. Et m’ont permis de découvrir les textes de Sacheverell Sitwell et Mikhail Kuzmin parmi d’autres.
C’était pour moi fascinant de découvrir comment ces vieux personnages de la commedia dell’Arte sont devenus des références et des marqueurs des communautés queer du 20ème siècle, omniprésents dans les cabarets et les bars de Berlin, Paris et Moscou, à une époque qui voit un grand mouvement de libération des mœurs malheureusement enterré vivant par les violences de la Première Guerre mondiale.
Le monument à Pierrot et Harlequin voyagera ensuite en Pologne où il sera montré dans la galerie Piktogram à Warsaw.
Dans le même temps je continue à travailler sur l’histoire des chasses aux sorcières et des pratiques de sorcellerie, dans une série de recherches que je conduis depuis mes études et qui m’a amené à m’intéresser à Jeanne Favret Saada, Silvia Federici, Arthur Evans, Dr Ludovico Hernandez, Zrinka Stahuljak, et Michael Camille parmi d’autres.
Dans le cas précis de l’exposition POSSÉDÉ.E.S au Moco (Montpellier) qui ouvrira le 25 septembre 2020, j’essaye de travailler à travers un groupe de chaises et une table sur le potentiel de résistance par absorption et repossession dans les pratiques magiques des stigmates négatives.
Par exemple, la façon dont le Dieu à corne du paganisme décrit par Arthur Evans dans “Witchcraft and the Gay Counterculture”, se voit transformer en Satan par le christianisme, (littéralement l’incarnation du Mal), pour être ensuite réabsorbé dans les pratiques magiques païennes et donner naissance au satanisme, point de départ de l’alchimie, et qui ensemble participèrent grandement aux progrès scientifiques et technologiques de la Renaissance.
Ou la façon dont herboristerie et sorcellerie sont intrinsèquement liées, et forment le point de départ de la médecine d’aujourd’hui après et malgré une violente et sanglante exclusion des femmes devenues sorcières, (dangereuses et dévoreuses d’enfants), pour ensuite laisser place à une réabsorption positive de l’image de la sorcière dans les mouvements féministes.
J’essaye pour ses nouvelles pièces de travailler particulièrement sur l’aspect syncrétique des pratiques magiques, en regardant les parallèles symboliques, matériels et théoriques entre I-ching et Alchimie /magie (Ex : Métal liquide, miroir gravé, branches d’achillée, oeil de tigre, etc). J’ai trouvé intéressant que dans le cas de la sorcellerie/alchimie comme du I-Ching, il y ait eu un processus similaire de sélection-dépeçage conceptuel par les différentes autorités de l’époque dans le but de légitimer un savoir en supprimant ses aspects et son origine magique. Processus qui a amené l’alchimie (pratique ésotérique) vers la chimie (science), et a aussi transformé le I-Ching; qui était d’abord une cosmogonie profondément magique et mystique, formant une compréhension des éléments naturels comme fondateurs de toute chose, et qui offrait la possibilité d’influencer leurs métamorphoses à l’aide de plantes et rituels; en un ouvrage de philosophie.
J’essaye donc de mon mieux de retourner aux sources et de comprendre les implications sociales des deux mouvements. C’était aussi pour moi un moyen d’ouvrir le champ de mes influences en dehors de l’Europe, ou je m’étais contenu jusqu’à maintenant. Sorcellerie, Écologie et Marxisme forment une alliance nourrie par les forces de la nature et les énergies humaines toujours senties mais particulièrement visibles au cœur des luttes, et forment une sorte de contrepouvoir culturel qui s’oppose aux États-Nations et à leurs nombreuses frontières physiques, ressenties, et parfois tellement insidieuses que presque invisibles.
The Kingdom of Satan was skillfully divided. Against the Witch, his daughter, his wife, was armed his son, the Doctor.
Vos obsessions ?
Pour répondre à la question des obsessions je trouve un intérêt particulier à ce travail de recherches à travers des bribes de récits, des extraits de textes, et qui lorsque réassemblés permettent de comprendre l’histoire des luttes queer et féministes.
En travaillant de plus en plus sur ces questions j’ai pu prendre la mesure de la puissance écrasante des sciences/idéologies considérées comme légitimes, qui forment une sorte de cadran terrifiant avec aux points cardinaux la médecine, le politique, l’histoire et les religions, et leur potentiel d’asservissement des corps.
En ce sens j’ai eu l’impression que pour s’auto-présenter comme légitimes beaucoup de disciplines scientifiques, dont l’histoire, exclut volontairement ce qu’elles considèrent comme féminin, à savoir l’émotion. Pourtant, une lecture de l’histoire sans empathie, (empathie d’une part avec les nombreuses victimes mais aussi plus généralement l’empathie au sens de la capacité de compréhension des enjeux de ces luttes en se projetant dans la psyché des différents protagonistes), ne peut être que parcellaire et insatisfaisante.
C’est pourquoi pour moi une relecture queer de l’histoire a souvent plus de rigueur que son contrepoint officiel. Je trouve absolument fascinant de voir comment à travers un poème, une chanson, ou un rituel magique pratiqué en cachette parce que souvent considéré comme un peu honteux, ou bien même dans un conte de fées ; ait pu se conserver une mémoire alternative d’événements qui vont venir marquer pendant des générations des communautés, et qui par cette transmission souvent orale nous permet maintenant, à la suite d’un processus d’extraction, d’avoir une plus large compréhension de notre passé commun. Les contes de fées, les archétypes monstrueux (sorcières, vampires, ogres) forment un témoignage crypté des expériences collectives des niches.
Parlez-nous de l'une de vos réalisations ou expositions dont vous êtes le/la plus satisfait(e) et/ou qui vous a rendu(e) heureux(se)
La plus grande part de ma production prend la forme de sculptures, où j’associe différents matériaux et différentes techniques (moulage, sculpture sur bois, couture, broderie, tissage etc.). Mais j’ai aussi en parallèle une pratique de performance.
J’essaye d’imaginer mes performances comme de petites pièces de théâtre de salon, ou des opérettes. J’ai l’impression que dans une pratique artistique il y a toujours un aspect de confiance qui doit au préalable être mis en place entre l’institution, ou l’équipe curatoriale et l’artiste, et la première étape d’une nouvelle production consiste souvent à défendre un projet pour obtenir et garantir un financement.
Ce faisant beaucoup d’artistes qui ont au départ eu des pratiques pluridisciplinaires peuvent avec le temps avoir du mal à justifier des financements pour des aspects de leur pratique dans lesquels ils sont moins connus. J’étais donc très heureux que le Palais de Tokyo me soutienne dans l’organisation de la performance “Passiflore Incarnée : Printemps-Été, Automne-Hiver” en novembre 2020, à l’invitation de Daria de Beauvais et avec le soutien du département performance du palais, j’étais aussi très heureux des conversations et échange que l’on a pu avoir en travaillant ensemble à ce projet.
La performance prenait la forme d’une petite pièce de théâtre. Les quatre acteurs alternaient de courtes présentations semblables à un cabaret : danses, chants, lectures, en se donnant métaphoriquement naissance les uns aux autres. Les quatre interprêtes-quatre saisons, étaient associés à différents archétypes et différents modes de compréhension du corps en lien avec l’environnement.
Nature et sexualité se réfléchissent pour former les clefs de compréhension d’une alchimie interne de pulsions et désirs qui modèlent nos interactions avec l’environnement.
De la même manière certaines des saisons retenaient une conscience d’elle-même alors que d’autres se tournaient pleinement vers le collectif. C’était très intéressant pour moi d’avoir l’occasion d’explorer à nouveau et sous ce format qui se déroule dans le temps le concept de fertilité, fertilité au sens large. Parfois une fertilité cannibale au sens d’une constante absorption, d’un engloutissement, pour produire toujours plus et plus vite (l’été), mais aussi la façon dont une posture d’attente passive, d’observation, peut aussi être considérée comme fertile parce que laissant les choses se faire par elle-même (l’hiver).
Ou bien comment une introspection très viscérale et sexuelle, une d’auto-exploration, permets de comprendre et d’ouvrir de nouveaux terrains (l’automne). J’avais pris comme point de référence des textes d’Hildegarde de Bingen, les poèmes de Renée Vivien, mais aussi l’esthétique du théâtre camp des années 80 à Londres. Finalement beaucoup du livret de la pièce était écrit à la suite de lectures de textes médicaux sur les polyamines, qui sont à la fois comme des déchets produits par les cellules et les bactéries, mais ont aussi la capacité de produire des réactions en chaîne d’apoptoses et de multiplications cellulaires, je trouvais intéressant de comparer cette sorte de bouillonnement interne avec la danse en roue des saisons. Chaque saison était associée à un fluide (sang/lait-sperme/excréments-sueurs/eau de mer, boue /miel), et à un instrument de musique, travaillé en plage sonore. À la fin les quatre interprètes et les quatre instruments se retrouver dans une frénésie en ronde jusqu’à la rupture.
Emmenez-nous quelque part
J’essaye depuis un moment déjà de m’installer à la campagne, avec l’idée de planter un grand jardin de plantes médicinales, fruits et légumes qui me donneraient le sentiment d’une plus grande connexion à la nature et présence dans le réel, ainsi qu’une plus grande liberté dans l’occupation de mon temps.
Mes recherches sur le paganisme m’ont jusqu’à maintenant permis à titre personnel de suivre une sorte de calendrier qui n’est pas simplement lié au rythme des foires et des expositions d’art, et entrecoupé par un autre calendrier d’événements familiaux, (dont j’ai du mal à ne pas me sentir exclu de par mon orientation sexuelle et mon incapacité à répondre à la pression sociale, biologique et familiale d’avoir des enfants comme mesure de réussite), m’oblige à essayer de développer un système alternatif.
J’essaye donc maintenant de suivre un calendrier qui marque les équinoxes, solstices, et les cycles de la lune comme des moments de concentration de différentes énergies, avec le corps comme récepteur au sein d’une communauté d’ami.e.s.
Parfois un rituel peut être très simple, comme danser une nuit entière sous la pleine lune et dans un groupe où les sueurs se mélangent, ou bien s’allonger dans le sable pendant la durée d’un solstice. Et cette simplicité peut avoir des effets incroyables.
Récemment et pendant la quarantaine, une amie proche qui avait pris l’habitude d’organiser des soirées à Bruxelles lors de chaque pleine lune, m’a envoyé un film qui m’a énormément fait voyager et m’a encore plus convaincu dans mon désir de vivre à la campagne. Le film s’appelle Juliette of the Herbs et est formé comme un documentaire sur une herboriste anglaise qui après avoir voyagé pendant des années en Europe et en Afrique du Nord pour étudier les plantes et les savoirs paysans, à développer des techniques d’herboristerie vétérinaire pour aider les éleveurs qu’elle rencontrait.
En observant les plantes que les chiens et le bétail allaient par eux-mêmes chercher lorsqu’ils se sentaient malades. Elle s’est finalement installée sur une île en Grèce où elle vit de son jardin et d’échanges avec les éleveurs voisins, en parlant à ses plantes toute la journée.
Je ne sais pas si je me sens déjà prêt pour une vie si isolée, mais pendant la période de quarantaine ce film m’a donné comme une sorte de repos ou de réassurance par rapport à toutes les crises actuelles et celles à venir.
Voir cette vieille dame chanter des chansons à son olivier et murmurer des remerciements aux plantes après avoir prélevé sa récolte m’a fait beaucoup sourire et m’a aussi réconforté.
Je reste toutefois conscient qu’il y a aujourd’hui une vraie nécessité à rester actif et à continuer à se battre pour essayer d’obliger nos politiciens à prendre conscience de la crise écologique ainsi que l’imminence des luttes contre les violences sociales et les injustices systémiques, mais cet état d’énervement permanent peut devenir fatiguant et l’idée d’avoir un jardin qui soit comme un point de repère et un allié, et qui puisse servir de vortex où les énergies libidinales émergentes et les énergies immergentes émises par les astres se retrouvent m’attire, avec qui sait peut-être l’idée de le partager avec d’autres.
Légende Photo :
“Passiflore Incarnée” : Printemps-Été, Automne-Hiver. palais de Tokyo, 2019.