Quelles sont vos influences ?
Depuis plus d’un an je découvre l’œuvre de Jean Yanne en tant que réalisateur. C’est mon numéro 1. Ces films relèvent du génie de par la combinaison d’une esthétique foutraque précise et des messages politiques forts, cuisinée en vue d’une très grande adresse au public.
Tout le monde s’y retrouve et tout le monde en prend pour son grade. Rien n’est laissé au hasard, c’est perfectionniste, et quand une parole se tait, une autre s’enclenche, la parole est infinie chez Jean Yanne.
C’est amoureux, généreux, un poil revêche et au-delà de l’abouti.
Pour moi chacun de ses films est une œuvre complète.
Avant que les films de Jean Yanne ne le supplantent, j’ai longtemps été accompagnée de près par le travail de Guy de Cointet – et le suis encore mais plus distancée.
Ses dessins chiffrés, ses abstractions de la langue, ces personnifications de la géométrie m’ont grandement influencée à mes débuts. Ce rapport entre la ligne ondoyante du vivant – l’organique, et la ligne droite des structures du langage, des chiffres, des formes géométriques, m’a amenée à me questionner sur le « poids » et le « lieu » du théâtre.
Chez Guy de Cointet, il n’y a pas moins de théâtre entre une personne et une forme inanimée, qu’en chacune d’elles respectivement.
J’ajouterai aussi Joël Pommerat, auteur et metteur en scène fondateur de la compagnie Louis Brouillard. Je l’ai découvert avec sa pièce Je tremble. Il aime la profondeur de l’obscurité et la frivolité quasi vulgaire des paillettes ; cette opposition asymétrique permet à la scène de jouer de différents degrés de voilages et des dévoilements, tant dans l’imperméabilité sociale entre ses personnages que dans l’enchainement des actes.
J’ai toujours vécu ses représentations comme des enfermements dans une grotte, dans laquelle quelques éléments du spectacle européen quotidien se seraient glissés pour être frigorifiés lentement et implorés le cœur séché, sourire devant.
On ne sort jamais indemne de l’obscurité de Pommerat.
Et enfin, je ferai référence à une pièce qui m’a énormément réjouie, Adishatz de Jonathan Capdevielle, découverte il y a deux ans. C’est un solo où l’auteur et acteur jouent des dialogues entiers entre plusieurs personnages (en l’occurrence son père et lui-même), ainsi que d’autres personnes de son entourage.
Il a un talent d’imitateur parfait, et comme il vient du Béarn non loin de ma région natale, j’ai été touchée par le portrait qu’il incarne des relations sociales, des mœurs culturelles, des virées nocturnes, des lieux communs musicaux, à travers les difficultés de communication qui persistent.
Vos obsessions ?
Depuis l’enfance, je suis fascinée par le rôle des médias, de la presse et par le rôle de l’humour. Petite je voulais être journaliste ou humoriste. Je suis née en 1985 et j’ai connu un monde des médias croissant, développant ou renforçant de plus en plus de formats d’informations.
J’ai toujours observé les médias comme une équipe d’acteurs et de metteur en scène à notre service. La théâtralité de la parole médiatique me capte, j’observe l’orientation de l’attention qu’elle opère, et traque ses jeux de formatages de l’esprit. Elle est comme une voix isolée du monde, robotisée, momentanément, se retrouvant sur un socle mis en lumière, faisant face à l’audience que nous sommes.
Je remets continuellement en question cette mise en scène, son pourquoi, son objectif. Que veut-elle, cette voix centralisée ?
Ce qui m’intéresse en deuxième plan à propos des médias de presse et de télévision, c’est le pouvoir d’information qu’ils ont sur la « matière ». Nous, corps de matière, sommes spectateurs et receveurs de ces paroles journalistiques, médiatiques, télévisuelles, et en sommes informés, au sens aristotélicien du terme – « mettre en forme ».
Au fond, cette théâtralité médiatique me fascine car je reconnais l’impact qu’elle a sur soi et sur nous, non pas en nous donnant uniquement accès à de l’information, mais en façonnant surtout le corps individuel et social que nous composons.
Elle a pour moi un impact si canalisé sur nos vies, que je ne rêve d’une seule chose depuis toujours, le déjouer, le renverser, m’en amuser, m’offrir artistiquement l’envers qu’elle nous refuse.
J’ai la sensation que nous avons besoin de rééquilibrer la face du monde en créant des verso, grâce à l’art pour la partie des représentations et de l’imaginaire notamment.
La presse et les médias nous adressent un recto du monde – une forme en relief d’une certaine manière « lue et approuvée », en façonnant nos versos – les formes en creux que nous sommes, notre intérieur.
Et c’est le cas, l’information arrive jusqu’à chez nous, dans notre salon, sur nos téléphones. Pas besoin d’aller la chercher.
Mon geste artistique est motivé par le fait de ne pas laisser mon verso se faire à mon insu. Mon corps, mon esprit et mon intériorité, c’est tout ce que j’ai finalement. Et je tiens à cette forme de résistance en façonnant mon verso du monde en réponse aux volontés des formes d’informations qui me sont adressées.
J’ai besoin de déjouer les formes dominantes entretenues par les messagers, les journalistes, les organes médiatiques. J’ai envie de pouvoir partager et transmettre cette forme de liberté sur le seul terrain qui nous appartient encore : soi, son corps, transcendant le soi-spectateur attendu. On est en droit de répondre à ce recto qui nous est adressé depuis « l’antenne de la pyramide », tant dans nos engagements individuels et collectifs dans le quotidien, que dans la re-création de nos imaginaires.
Parlez-nous de l'une de vos réalisations ou expositions dont vous êtes le/la plus satisfait(e) et/ou qui vous a rendu(e) heureux(se)
Je dirai ma vidéo installation présentée au salon de Montrouge en 2019, intitulée Investiture cœur d’argent. C’est la pièce la plus personnelle et la plus libre que j’ai jamais eu l’occasion de créer.
J’y ai mis des parts d’enfance, ainsi que l’adoration que j’ai pour le jeu d’imitation, pour les interviews et la voix. J’ai pu exprimer pour la première fois une réponse à des images et des formes de discours que j’ai reçus par la télévision des années 50 aux années 2000 (parce qu’elle fut, il faut bien le dire, ma première école).
C’est aussi grâce à cette pièce que j’ai appris à prendre de larges libertés dans mon processus de travail, libertés qui m’ont permises d’aller débloquer des envies comprimées. Elles n’auraient jamais eu de place nulle part si je n’avais pas dû aller les chercher pour les exprimer artistiquement ; elles seraient restées planquées certainement.
Emmenez-nous quelque part
Si je devais vous emmener aujourd’hui quelque part, ce serait dans un havre de libertés à travers un extrait de la bande originale du film Chobizenesse, de Jean Yanne, qui pour moi résonne fortement avec l’actualité.
Légende Photo :
Clavier, accessoire de la vidéo Nuit majeure (29 minutes), La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, 2020