Quelles sont vos influences ?
Les mots. Les mots ont une influence sur mon travail. La lecture fait partie de mon quotidien. Ce sont les lectures qui me permettent de développer une pensée critique et ma réflexion plastique évolue grâce à elles.
En ce moment, mes lectures sont faites d’amour. Je viens d’achever le roman philosophique épistolaire de Gilles Tiberghien Aimer. Une histoire sans fin et je suis en train de finir le roman autobiographique Ce qu’aimer veut dire de Mathieu Lindon, cela n’a pas de lien direct avec mon travail mais ça ouvre mon regard.
J’aime être bousculée, apprendre de nouvelles choses. Lire est alors un acte essentiel pour moi, ça me permet d’installer une réflexion, de découdre un sujet et puis parfois ces mots prennent forme plastiquent et s’intègrent à mon travail.
Les mots, c’est également ceux qui sont dits et ceux qui se racontent. Le théâtre. Le théâtre fait partie de moi. D’ailleurs, j’ai longtemps voulu être comédienne. Jacques, le metteur en scène de la compagnie de théâtre dans laquelle j’ai évolué, m’a beaucoup apporté. Il m’a fait découvrir des textes classiques, contemporains, intellectuels et populaires. Il m’a appris à ne pas hiérarchiser les choses et à considérer chaque mot de la même manière.
Après les mots, viennent les images. Je suis une grande passionnée de l’histoire de l’art. Je pense que la période artistique qui m’influence le plus est les années 60 années. Je trouve cette période aussi bien dans les arts visuels, que dans le cinéma, le théâtre, le design, la musique… très féconde. J’assume une certaine influence de l’arte povera sur mon travail, cela se traduit par un recours aux processus naturels et au fortuit.
Je ne pourrais pas citer un.e seul.e artiste, ce serait oublier les autres. Et puis, il y a des artistes qui m’ont fait évoluer, chez qui j’ai puisé tant de choses et qui maintenant, une fois rassasiée, je les ai oubliés. C’est un peu triste dit comme ça, mais il ne faut pas le voir négativement plutôt comme une cartographie de mes influences en perpétuelle évolution.
Vos obsessions ?
La matière et ses multiples possibilités de changement me fascine autant que ça m’obsède. Le monde captivant des matières vivantes est au cœur de mes recherches ce qui me permet de questionner le rapport que nous entretenons au temps mécanique et organique.
Le temps est un vieil ami que je convoque régulièrement dans mon travail. Qu’il façonne mes œuvres, qu’il joue avec ou les rythme, le temps est un élément que j’use volontiers dans mon travail pour faire parler les matières.
Je dis rarement que je suis artiste plasticienne, mais plutôt metteuse en scène de matière. Au-delà de la dimension poétique qu’il peut y avoir dans ce terme, cela révèle surtout la manière dont mon travail prend forme. Pour moi, la matière avec laquelle je travaille est vivante, elle a son mot à dire. Pour cela, je lui donne espace et temps pour qu’elle s’exprime, ce qui affirme ma relation à l’instabilité des choses tout en confirmant mon intérêt pour un temps de la métamorphose des matières.
J’envisage ma pratique comme étant le théâtre d’une péripétie alchimique qui caractérise les différents états de la matière. Le sable, le papier à cigarette, la terre, le bois, le verre, le métal… tout ces matériaux ont été choisi pour leur potentiel sculptural et leur expressivité. Derrière l’instabilité de ces matières, je cherche à mettre en question l’immuabilité des œuvres et la conservation des productions artistiques et ainsi questionner la notion de temps que ce soit à l’échelle individuelle et à l’échelle collective. Mon travail réside donc dans la durée.
Mes deux grandes obsessions sont donc la matière et le temps. C’est la vie, en fait, tout simplement !
Parlez-nous de l'une de vos réalisations ou expositions dont vous êtes le/la plus satisfait(e) et/ou qui vous a rendu(e) heureux(se)
Chaque exposition et chaque réalisation sont importantes, ça me permet d’avancer. C’est donc difficile de choisir un projet en particulier. Toutefois, il y a un projet qui me tient vraiment à cœur, qui s’est construit sur quatre années, et qui n’a malheureusement, jamais été exposé.
En 2014, je suis lauréate du prix Jeune Talents Côte-d’or, qui est un prix décerné par le Département de la Côte-d’or en vue de la création d’une œuvre. Je l’ai remporté grâce à un projet de sculpture en charbon de bois pensée un an auparavant en 2013. Pour la production de ces sculptures je suis allée à la rencontre d’une scierie en Bourgogne qui développe une activité de charbon. Durant plusieurs mois nous avons eu des échanges formels et techniques afin de réaliser à bien mes futures sculptures. J’ai découvert le site de production plus tard. En me rendant sur le lieu afin de suivre et de comprendre comment allaient être réalisées mes sculptures, l’environnement et le travail artisanal du charbonnier m’ont frappé. Cette rencontre en pleine forêt isolée, m’a saisie. À travers les arbres, je pouvais apercevoir les meules à charbon fumantes, affaissées ou en construction. Le sol, autour des fours à bois, était recouvert d’un velours noir intense, légèrement scintillant. En l’espace de quelques instants, je me suis trouvée plongée dans un décor de science-fiction.
J’ai commencé à filmer le travail du charbonnier en guise de documentation. Je voulais garder une trace de l’acheminement de mes sculptures. Puis, peu à peu ma caméra s’est intéressée aux gestes précis, presque mécanique de l’artisan. Puis aux détails des fours, du sol, de la matière. J’ai filmé cet homme durant plusieurs mois. L’idée de réaliser une vidéo a, alors, dépassé la simple documentation.
À la suite de mes sculptures de charbon de bois Black work, j’ai réalisé Contre Taylor une installation vidéo. En 2017, je suis lauréate de la résidence Atelier 105 qui est une résidence de post-production vidéo créée par Light cone à Paris. Ça a été le début d’un long travail de dérushage, montage, étalonnage.
Le projet Contre Taylor est enfin achevé en 2017. Ce travail pose un certain regard sur un savoir-faire artisanal, celui de la fabrication du charbon de bois.
Les artisans charbonniers sont devenus rares. On n’en compte plus quelques-uns en France. Le travail des charbonniers s’efface de la mémoire collective et l’oubli de cette profession implique à terme l’oubli du geste. L’homme présent à l’image construit et déconstruit son ouvrage, dans une logique de production. Chez Taylor, l’homme est dépossédé du sens de son activité. Ici, la succession des gestes maîtrisés non expliqués replace le spectateur dans cette aliénation et rend au travailleur tout son pouvoir. Son geste et son parcours étonnent. On le suit dans l’action du dressage, de l’habillage à l’allumage, jusqu’au défournage. L’artisan travaille, modifie et habite la nature en épousant ses rythmes et ses modulations. Les images contemplatives, brouillent la frontière entre réalité et fiction. La vidéo permet de se rendre compte de l’isolement de l’homme face aux transformations profondes des modes de production. La solitude évidente de l’homme crée une relation entre l’ouvrage, le corps et l’espace. Son travail se rapproche de celui de l’artiste. Son ouvrage devient sculpture, œuvre.
La projection de Contre Taylor est fragmentée en 4 écrans. D’autres pièces ont vu le jour en raisonnance avec ce projet, notamment, une photographie et une édition.
Je pense que cette rencontre avec le maître charbonnier de bois a été un vrai déclic dans ma pratique. Depuis, je cherche à inscrire mon propre geste dans celui de l’artisan que je convoque régulièrement dans mon travail pour faire naître une collaboration. L’artisan occupe une place importante dans ma pratique. Je ne convoque pas la technicité du geste pour me concentrer sur un vocabulaire de formes simples afin d’en saisir l’évidence plastique. J’essaie d’emmener l’artisan vers des gestes qu’il ne maîtrise plus et c’est à ce moment où le geste ne répond plus parfaitement à un savoir-faire que nous nous retrouvons alors tous les deux dans une situation où tout est à créer ensemble. À travers ce protocole, j’assume entièrement la dimension collective, en dépassant ainsi le travail individuel. Le résultat des œuvres produites est celui d’un croisement pluriel et horizontal de gestes et de regards.
Emmenez-nous quelque part
La lumière est diffuse. La ligne du ciel rejoint celle du sol sans distinction particulière. L’horizon se fait oublier dans ce brouillard rosé. Il ne se passe pas grand chose. Le temps est suspendu, rien nous rattache à une heure de la journée, pas même les ombres projetées au sol par ces formes blanchâtres pétrifiées. Ce paysage paisible, que l’on dirait endormi, fuit le bruit du monde et nous plonge dans un silence profond. Seules les formes épuisées, posées ici et là résonnent en nous.
Nous sommes dans le tableau À force égale d’Yves Tanguy. Yves Tanguy est un peintre surréaliste que j’admire beaucoup. Malheureusement, c’est un grand oublié de l’histoire de l’art. J’ai emprunté le titre de son tableau À force égale pour intituler ma deuxième exposition personnelle qui a eu lieu à la MAP de Champigny-sur-Marne fin 2019, qui fait suite au prix “jeune public” du CRAC 2018 que j’ai reçu. Pour moi, Tanguy peint de la sculpture, il interroge la sculpture à travers la peinture.
Dans mon exposition j’ai essayé de lui répondre en invitant le spectateur à entrer dans ce qui pourrait être aujourd’hui un tableau de Tanguy. Il n’y a pas de prétention derrière ce geste seulement une envie de créer un dialogue avec un peintre que j’aurais aimé rencontrer. La peinture nourrit mon travail de sculpture. D’ailleurs dans ma pratique sculpturale j’ai un rapport très fort à la peinture, je fais des tableaux-sculptures ou des sculptures-tableaux, ça peut marcher dans les deux sens. J’aime effacer la frontière entre les choses est créer un objet hybride que l’on ne saurait identifier avec précision, ça perturbe et c’est ce qui me plaît.
Légende Photo :
” A force égale #2 “, 2019 – Verre soufflé, chaînes
Crédit : Nicolas Briet